Le
rapport des États généraux de la Justice a été remis le 8 juillet au président
de la République. Le groupe de travail consacré à la justice commerciale et
sociale, auquel le Cercle Montesquieu (association des directeurs juridiques) a
participé, y fait part de ses propositions en la matière. La présidente du
Cercle, Laure Lavorel, qui se réjouit que certaines de ses recommandations
aient été reprises, attend désormais des actions concrètes pour améliorer,
simplifier et professionnaliser la justice économique.
Comment
les observations du rapport du Comité des États généraux sur la justice
commerciale ont-elles été accueillies au Cercle Montesquieu ?
Nous
applaudissons les propositions du rapport qui vont, à notre sens, dans la bonne
direction. Ce texte semble être une proposition de collaboration sur l’avenir
de la justice commerciale.
Nous
constatons une vraie prise de conscience et avons clairement le sentiment
d’avoir été entendus pendant ce travail. Nos propos ont été compris et relayés,
et le rapport formule des propositions très pratiques qui sont proches de
actions opérationnelles des entreprises. Seul bémol, qui n’est toutefois pas un
reproche, nous aurions aimé que la digitalisation de la justice commerciale
soit plus développée. Cela dit, ce sujet mériterait un plan en lui-même.
Nous
espérons maintenant que cela sera suivi d’effets.
Le
Comité propose de rendre la justice commerciale payante, en expérimentant un
droit de timbre barémisé, déterminé notamment en fonction de l’enjeu financier
du litige. Quel regard portez-vous sur cette proposition ?
Cette
idée était au départ une proposition du Cercle, nous ne pouvons donc que
soutenir ce projet.
Il
peut en effet apparaître étonnant de la part des entreprises d’exprimer cette
envie, mais nous estimons normal que les usagers de la justice commerciale,
c’est-à-dire les entreprises, payent pour ce service. Nous le savons, la
justice a un coût, et aujourd’hui, c’est le contribuable qui le prend en
charge. À force de rendre l’éducation gratuite, la justice gratuite, la santé
gratuite, le système est à bout de souffle. Nous faisons donc ici un choix
pragmatique, et préférons payer pour obtenir un service de qualité, en nous
alignant avec les autres pays d’Europe.
Certains
contentieux s’élèvent à des millions d’euros ; il serait alors anormal que
ce service aux enjeux importants ne demande pas de contribution. Cette approche
courageuse prouve notre position responsable dans notre appréhension des
questions judiciaires. Mais nous le savons, nous ne représentons pas que des
grands groupes, et pensons aussi à l’impact que cette mesure peut avoir sur les
entreprises plus modestes. Cette proposition n’a pas pour but d’étrangler les
entreprises les plus fragiles, aussi, nous pourrions imaginer une exemption pour
les entreprises en dessous de certains seuils.
Quand
nous proposons de rendre la justice commerciale payante, nous pensons aussi aux
juges consulaires qui exercent de façon bénévole ; je le sais, puisque
j’ai moi-même eu la chance d’exercer cette mission et de rendre la justice au
nom du peuple français. Ils font un travail formidable, et donnent de leur
temps pour l’intérêt général. Cela mérite une rétribution, qui pourrait prendre
la forme d’un abattement fiscal ou d’autres avantages.
La
question de la formation des magistrats de carrière au droit commercial
est également sur la table, avec
notamment un rapprochement entre les magistrats de carrière et les juges
consulaires et la création d’une filière de magistrats économiques. Qu’en
pensez-vous ?
Pour
moi, cette formation est vitale ! Aujourd’hui, les entreprises fournissent
les effectifs des tribunaux de commerce. Les magistrats, exception faite pour
ceux du parquet des affaires commerciales et du parquet financier, ne prennent
connaissance des affaires commerciales qu’au niveau de la cour d’appel, où
arrivent généralement des affaires plus complexes. Aussi, durant leurs dix
premières années d’exercice au minimum, ceux-ci ne jugent pas ce genre de
dossier. C’est donc peu préparés et sans réelle expérience dans ce domaine que
les magistrats se retrouvent à statuer en appel.
Pour
mieux les former à ces affaires parfois complexes, nous proposons que soient mis
en place des contrats de collaboration avec les magistrats au sein même des
entreprises, lesquelles disposent de grands juristes. Ces mêmes juristes qui,
notamment en fin de carrière, ont à leur tour beaucoup à apporter à la justice
commerciale de leur pays. Nous l’oublions souvent, mais nous appartenons à la
grande famille du droit, et œuvrons tous pour l’intérêt général. Il faut
décloisonner pour une meilleure efficacité.
« Notre pays n’investit pas assez dans son droit. »
Le
rapport soulève également le manque de moyens financiers, numériques et humains
alloués à la Justice…
Nous
le constatons en effet, d’abord comme citoyens. Les deux dernières années, le
budget de la Justice a pu profiter d’une hausse de 8 %, et le projet de
loi de finances prévoit également cette même augmentation pour 2023. Il faut à
cet égard souligner les efforts de notre ministre de la Justice, mais cela ne
suffit pas. Nous sommes cruellement en manque de magistrats, il suffit de
comparer avec les autres pays européens. Et savez-vous que le salaire d’un
avocat en Grande-Bretagne est deux fois plus élevé que celui d’un avocat
français ? Nous assistons à la paupérisation de la profession.
Notre
pays n’investit pas assez dans son droit, et c’est bien dommage pour la patrie
de Montesquieu. C’est une vraie faiblesse, car les règles de droit sont les
règles de la démocratie.
Le
temps de la mondialisation est déjà un peu derrière nous, et le contexte
géopolitique risque de rendre l’économie davantage réglementée, entraînant plus
de dossiers pour la justice et les autorités de contrôle. Pour répondre à ce
nouveau paysage planétaire, il va falloir mettre les moyens et établir de nouveaux
cadres. Cela va notamment nécessiter le travail de beaucoup plus de juristes.
La culture du droit est aujourd’hui en retard en France. Pour accélérer les
choses et freiner l’immaturité de la culture juridique française, il faut
davantage former au droit, dès le plus jeune âge.
Enfin,
concernant l’attractivité de la place de Paris, le Comité a soumis l’idée que
soient mesurées les conséquences et les justifications de l’absence de
confidentialité attachée aux notes et avis des directeurs des affaires juridiques
des principales entreprises situées sur le territoire français. Quelle est
votre position sur le sujet ?
C’est
un sujet de longue date, et nous nous réjouissons que le rapport des EGJ
souligne cette anomalie française.
Le
legal privilege pour les juristes d’entreprise est nécessaire, tous les pays
l’ont compris. Ce retard est un boulet que nous traînons en termes
d’attractivité et de productivité. Les avocats qui luttent contre la protection
du secret des avis des juristes internes en France sont dans un combat
corporatiste, car il faut bien comprendre que leur protection est assurément
liée à la souveraineté, et donc à la protection de nos entreprises nationales.
Je travaille pour un grand groupe américain, et je constate qu’aux États-Unis,
on a conscience que ces pratiques assainissent les entreprises.
Il
faut encore une fois décloisonner. D’accord, nous exerçons des métiers
différents, mais nous appartenons tous à la même famille du droit. Il n’y a pas
de clans. Nous avons tous un rôle à jouer pour servir l’intérêt général. Pour
reprendre les termes de Michel Sapin, les juristes d’entreprises sont des
« auxiliaires de justice » ; ils sont les premiers bastions de
l’exercice du droit de la défense.
Le
président du groupe de travail des États généraux de la Justice consacré à la
justice économique et sociale, Jean-Denis Combrexelle, aujourd’hui
directeur de cabinet du garde des Sceaux, l’a bien compris et défend cette
intelligence collective. à l’heure où s’organise la Coupe du monde de Football,
il faut, comme des joueurs sur un terrain, que nous apprenions à jouer
ensemble.
Propos recueillis par Constance Périn