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« [Il serait] normal [de faire payer] les usagers de la justice commerciale » - Entretien avec Laure Lavorel, présidente du Cercle Montesquieu

« [Il serait] normal [de faire payer] les usagers de la justice commerciale » - Entretien avec Laure Lavorel, présidente du Cercle Montesquieu
Publié le 20/10/2022 à 12:32

Le rapport des États généraux de la Justice a été remis le 8 juillet au président de la République. Le groupe de travail consacré à la justice commerciale et sociale, auquel le Cercle Montesquieu (association des directeurs juridiques) a participé, y fait part de ses propositions en la matière. La présidente du Cercle, Laure Lavorel, qui se réjouit que certaines de ses recommandations aient été reprises, attend désormais des actions concrètes pour améliorer, simplifier et professionnaliser la justice économique.

 

 

Comment les observations du rapport du Comité des États généraux sur la justice commerciale ont-elles été accueillies au Cercle Montesquieu ?

Nous applaudissons les propositions du rapport qui vont, à notre sens, dans la bonne direction. Ce texte semble être une proposition de collaboration sur l’avenir de la justice commerciale.

Nous constatons une vraie prise de conscience et avons clairement le sentiment d’avoir été entendus pendant ce travail. Nos propos ont été compris et relayés, et le rapport formule des propositions très pratiques qui sont proches de actions opérationnelles des entreprises. Seul bémol, qui n’est toutefois pas un reproche, nous aurions aimé que la digitalisation de la justice commerciale soit plus développée. Cela dit, ce sujet mériterait un plan en lui-même.

Nous espérons maintenant que cela sera suivi d’effets.

 

 

Le Comité propose de rendre la justice commerciale payante, en expérimentant un droit de timbre barémisé, déterminé notamment en fonction de l’enjeu financier du litige. Quel regard portez-vous sur cette proposition ?

Cette idée était au départ une proposition du Cercle, nous ne pouvons donc que soutenir ce projet.

Il peut en effet apparaître étonnant de la part des entreprises d’exprimer cette envie, mais nous estimons normal que les usagers de la justice commerciale, c’est-à-dire les entreprises, payent pour ce service. Nous le savons, la justice a un coût, et aujourd’hui, c’est le contribuable qui le prend en charge. À force de rendre l’éducation gratuite, la justice gratuite, la santé gratuite, le système est à bout de souffle. Nous faisons donc ici un choix pragmatique, et préférons payer pour obtenir un service de qualité, en nous alignant avec les autres pays d’Europe.

Certains contentieux s’élèvent à des millions d’euros ; il serait alors anormal que ce service aux enjeux importants ne demande pas de contribution. Cette approche courageuse prouve notre position responsable dans notre appréhension des questions judiciaires. Mais nous le savons, nous ne représentons pas que des grands groupes, et pensons aussi à l’impact que cette mesure peut avoir sur les entreprises plus modestes. Cette proposition n’a pas pour but d’étrangler les entreprises les plus fragiles, aussi, nous pourrions imaginer une exemption pour les entreprises en dessous de certains seuils.

Quand nous proposons de rendre la justice commerciale payante, nous pensons aussi aux juges consulaires qui exercent de façon bénévole ; je le sais, puisque j’ai moi-même eu la chance d’exercer cette mission et de rendre la justice au nom du peuple français. Ils font un travail formidable, et donnent de leur temps pour l’intérêt général. Cela mérite une rétribution, qui pourrait prendre la forme d’un abattement fiscal ou d’autres avantages.

 

 

La question de la formation des magistrats de carrière au droit commercial est  également sur la table, avec notamment un rapprochement entre les magistrats de carrière et les juges consulaires et la création d’une filière de magistrats économiques. Qu’en pensez-vous ?

Pour moi, cette formation est vitale ! Aujourd’hui, les entreprises fournissent les effectifs des tribunaux de commerce. Les magistrats, exception faite pour ceux du parquet des affaires commerciales et du parquet financier, ne prennent connaissance des affaires commerciales qu’au niveau de la cour d’appel, où arrivent généralement des affaires plus complexes. Aussi, durant leurs dix premières années d’exercice au minimum, ceux-ci ne jugent pas ce genre de dossier. C’est donc peu préparés et sans réelle expérience dans ce domaine que les magistrats se retrouvent à statuer en appel.

Pour mieux les former à ces affaires parfois complexes, nous proposons que soient mis en place des contrats de collaboration avec les magistrats au sein même des entreprises, lesquelles disposent de grands juristes. Ces mêmes juristes qui, notamment en fin de carrière, ont à leur tour beaucoup à apporter à la justice commerciale de leur pays. Nous l’oublions souvent, mais nous appartenons à la grande famille du droit, et œuvrons tous pour l’intérêt général. Il faut décloisonner pour une meilleure efficacité.

 

« Notre pays n’investit pas assez dans son droit. »

 

Le rapport soulève également le manque de moyens financiers, numériques et humains alloués à la Justice…

Nous le constatons en effet, d’abord comme citoyens. Les deux dernières années, le budget de la Justice a pu profiter d’une hausse de 8 %, et le projet de loi de finances prévoit également cette même augmentation pour 2023. Il faut à cet égard souligner les efforts de notre ministre de la Justice, mais cela ne suffit pas. Nous sommes cruellement en manque de magistrats, il suffit de comparer avec les autres pays européens. Et savez-vous que le salaire d’un avocat en Grande-Bretagne est deux fois plus élevé que celui d’un avocat français ? Nous assistons à la paupérisation de la profession.

Notre pays n’investit pas assez dans son droit, et c’est bien dommage pour la patrie de Montesquieu. C’est une vraie faiblesse, car les règles de droit sont les règles de la démocratie.

Le temps de la mondialisation est déjà un peu derrière nous, et le contexte géopolitique risque de rendre l’économie davantage réglementée, entraînant plus de dossiers pour la justice et les autorités de contrôle. Pour répondre à ce nouveau paysage planétaire, il va falloir mettre les moyens et établir de nouveaux cadres. Cela va notamment nécessiter le travail de beaucoup plus de juristes. La culture du droit est aujourd’hui en retard en France. Pour accélérer les choses et freiner l’immaturité de la culture juridique française, il faut davantage former au droit, dès le plus jeune âge.

 

 

Enfin, concernant l’attractivité de la place de Paris, le Comité a soumis l’idée que soient mesurées les conséquences et les justifications de l’absence de confidentialité attachée aux notes et avis des directeurs des affaires juridiques des principales entreprises situées sur le territoire français. Quelle est votre position sur le sujet ?

C’est un sujet de longue date, et nous nous réjouissons que le rapport des EGJ souligne cette anomalie française.

Le legal privilege pour les juristes d’entreprise est nécessaire, tous les pays l’ont compris. Ce retard est un boulet que nous traînons en termes d’attractivité et de productivité. Les avocats qui luttent contre la protection du secret des avis des juristes internes en France sont dans un combat corporatiste, car il faut bien comprendre que leur protection est assurément liée à la souveraineté, et donc à la protection de nos entreprises nationales. Je travaille pour un grand groupe américain, et je constate qu’aux États-Unis, on a conscience que ces pratiques assainissent les entreprises.

Il faut encore une fois décloisonner. D’accord, nous exerçons des métiers différents, mais nous appartenons tous à la même famille du droit. Il n’y a pas de clans. Nous avons tous un rôle à jouer pour servir l’intérêt général. Pour reprendre les termes de Michel Sapin, les juristes d’entreprises sont des « auxiliaires de justice » ; ils sont les premiers bastions de l’exercice du droit de la défense.

Le président du groupe de travail des États généraux de la Justice consacré à la justice économique et sociale, Jean-Denis Combrexelle, aujourd’hui directeur de cabinet du garde des Sceaux, l’a bien compris et défend cette intelligence collective. à l’heure où s’organise la Coupe du monde de Football, il faut, comme des joueurs sur un terrain, que nous apprenions à jouer ensemble.

 

Propos recueillis par Constance Périn

 

 

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